SECRET, SILENCE ET PAROLE DE L’ENFANT
- Bongue Camille
- 28 janv. 2022
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 29 janv. 2022
Sans les silences entre les notes, nulle musique n’est possible.

Le secret professionnel, principe déontologique primordial dans toute psychothérapie, est souvent mal compris par l’enfant comme par les parents. Les « secrets » ne sont pas tous de même nature. Ceux qui se disent ou se taisent en famille prennent place dans la relation affective, dans l’histoire commune et celle de chacun. Plus que d’un secret partagé, ceux qu’accueille et préserve le psychothérapeute relèvent d’une relation de l’enfant avec lui lui-même, au-delà de sa relation transférentielle avec le thérapeute.
La notion de secret est en elle-même paradoxale : le secret se garde, mais prend aussi son sens à être partagé. On entend des patients qui, en verbalisant une souffrance, « réalisent que ça leur est vraiment arrivé à eux ». Que « ça existe ».
On peut dire que le secret « se crée », qu’il révèle sa teneur émotionnelle et sa signification subjective en étant adressé à quelqu’un. Lorsque ce « quelqu’un » est neutre (le thérapeute) le secret révèle la dimension intime d’une parole entre soi et soi.
C’est d’ailleurs le sens originaire du terme de « secrétaire », ce que nous sommes en tant que thérapeutes : ce qui est déposé dans l’espace thérapeutique est conservé aux deux sens du terme : gardé, et préservé. Le jeu de mot lacanien à ce propos est très parlant : « secret-taire ». Le secret ici doit être dit avant d’être tu.
Les enfants en thérapie et plus souvent leurs parents, prennent pour une vérité que l’on cache ce qui est plutôt de l’ordre d’un intime qu’on préserve. Le secret n’est pas le mensonge. Il n’est pas ce qui ne doit pas être dit, mais plutôt ce qui n’a pas à être dit. C’est ce silence qu’on garde au fond de soi, comme espace où se déploie le mystère que l’on est aussi pour soi-même, et qui se détruirait à être adressé à quiconque -sauf, peut-être, à cette personne neutre dont la fonction est de l’entendre, l’accueillir et le rendre supportable quand il comporte des peurs sans noms. Le secret professionnel est avant tout à distinguer du secret au sens commun du terme. Le thérapeute n’est pas un concurrent des parents sur le terrain d’une confiance que lui accorderait l’enfant pour confier « ses secrets ». Il n’est pas non plus un complice à qui avouer ou confesser ses mensonges ou ses fautes. Le secret professionnel s’applique pourtant à la thérapie d’enfant au même titre qu’à la thérapie d’adulte. Il est bien sûr des conditions où il peut et doit être levé : si l’enfant est ou se met en danger, ou si le thérapeute découvre sous la symptomatique une pathologie inquiétante. On comprend la difficulté des parents à accepter le secret professionnel : ils nous adressent une inquiétude, une demande, et ils doivent bien évidemment être rassurés. Mais pour autant, le thérapeute doit respecter la parole de l’enfant. En aucun cas, il ne doit rendre compte de ses propos, de ses réponses ou de ses questions. En ce sens, l’espace thérapeutique préservé par le secret professionnel peut devenir pour l’enfant un espace à lui, différent de tous les autres, sécurisant, neutre. Il n’a aucun devoir de réponse mais peut adresser sa parole en toute tranquillité au thérapeute qui n’exige ni même n’attend rien de lui, mais accueille et recueille les paroles, le(s) silence(s), les jeux, les dessins, les rêveries de l’enfant. Ainsi peut émerger librement, dans un espace de détente et de rêverie, sa propre parole subjective. Souvent, quand l’angoisse à propos du mal-être de leur enfant est trop forte, les parents veulent savoir ce qu’a dit leur enfant. Mais si le thérapeute répond, surtout en sa présence, l’enfant se sent trahi. Sa parole, orientée et surveillée par les adultes, se referme et parfois se verrouille. L’enfant retombe dans le silence, ou n’a que des fausses réponses ; souvent, celles qu’attendent les parents ou, croit-il, le thérapeute lui-même. Les paroles introductives (« il faut qu’il vous parle de… ») ou conclusives (« qu’est-ce qu’il vous a dit ? ») brouillent la frontière entre l’espace à soi de l’enfant dans le cabinet et un espace différencié, séparé, où le parent prend sa juste place auprès du thérapeute en exprimant sa demande, hors du temps de la séance de l’enfant. Aussi, avant tout rendez-vous avec l’enfant, le thérapeute reçoit d’abord les parents seuls, leur offrant un espace à eux, pour prendre le temps d’entendre leur demande, et leur permettre de parler librement : on ne dit pas tout de l’enfant en sa présence. Édulcorer ce qu’on veut en dire, parler à demi-mots, est une souffrance pour l’enfant qui comprend très bien qu’on lui cache la part sous-entendue de l’entretien qui pourtant le concerne : il est soumis à un discours sur lui qui lui échappe et auquel il ne peut prendre part activement. Le thérapeute doit donc bien distinguer les espaces de parole : recevoir, bien sûr, les parents à leur demande ou quand il le juge nécessaire, leur rendre compte, évidemment, des problématiques (régression, inhibition, problématiques œdipiennes, angoisse de séparation, problème de « gestion » des émotions…) et des progressions de l’enfant, mais préserver l’espace de parole de l’enfant. Sans quoi le sentiment de trahison de l’enfant risque de générer un refus de revenir le voir. S’il n’est évidemment pas de suivi possible de l’enfant sans une écoute attentive de la demande parentale, il n’est pourtant pas non plus de thérapie possible sans l’émergence de la demande de l’enfant, qui diffère toujours, même en partie : il va s’approprier la demande parentale, en quelque sorte la traduire avec ses propres mots. S’esquisse alors un angle de vue différent, subjectif, sur ses problématiques ou ses symptômes. Ils entrent alors dans la relation transférentielle et peuvent être mise en mouvement -on est alors, seulement, dans une dynamique authentiquement thérapeutique. Dans le meilleur des cas, l''enfant s'autorisera aussi à exprimer sa propre demande, différente de celle des parents. Le thérapeute reformule donc, avec l’enfant, les raisons pour lesquelles il est là, mais en les « décalant » du discours parental. Mais il doit d’abord respecter le silence de l’enfant : celui-ci est déjà chargé de sens, et s’il n’est pas entendu comme tel, il fera obstacle à la thérapie. Car la méfiance envers le thérapeute aura pris place dans cet espace pas assez préservé pour son choix de dire ou de taire. S’il choisit de se taire, son silence n’est pourtant jamais une impasse : à travers les jeux, le dessin, le modelage, il s’empare de l’espace qu’on lui propose, sans ignorer que ces jeux sont aussi d’un autre ordre. En effet, ces activités ne sont pas privées de sens, mais révèlent au contraire les problèmes qui sont les siens, les sujets de son discours à venir. Elles sont déjà, en quelque sorte, des paroles non verbales, et inaugure pour l’enfant son espace à lui. Par ailleurs, si les parents se laissent submerger par leur demande de réponses rapides, c’est qu’ils confondent souvent, sans le savoir, le thérapeute avec un éducateur. Ils envisagent les symptômes de leur enfant (colère, désobéissance, opposition…) d’un point de vue comportemental. Or, le comportement est toujours le symptôme d’autre chose. En voulant trop vite « corriger un comportement inadapté », le thérapeute passerait à côté de sa cause profonde. Par ailleurs le comportement s’adresse toujours à quelqu’un, il prend place dans la relation. En cela il est lié à l’environnement de l’enfant, en réaction à quelque chose qui ne le concerne pas seulement. Le plus souvent, l’enfant ne sait pas l’expliquer.
Adressé au thérapeute, le comportement prendra un autre sens, détaché des problématiques environnementales qui sont en partie à l’origine de la problématique.
En thérapie psychanalytique, le symptôme est d’abord considéré comme une énigme dont le patient seul à la clef : c’est une parole empêchée ; avant tout subjective. Un même symptôme aura des sens différents chez des personnes différentes, aussi, on ne peut le soulager, le soigner, qu’à partir de ce qu’est le patient : un sujet unique. Il en est de même avec l’enfant, à ceci près que la clef s’élabore grâce aux paroles du thérapeute, et qu’elle émerge de façon symbolisée dans les jeux et les dessins auxquels prend part le thérapeute.
La parole libre de l’enfant n’est donc possible que s’il y a cet écart entre les discours : celui des parents qui s’adressent à un professionnel qui est là pour les rassurer, les accompagner aussi parfois dans leurs problématiques relationnelles leurs préoccupations éducatives (dans ce cas il s’agit de guidance parentale) ; et celui de l’enfant qui s’adresse à une personne de confiance qui l’écoute d’une autre oreille, dégagée des impératifs éducatifs et souvent, aussi, de certaines des inquiétudes parentales.
A propos du secret et du silence de l’enfant, il faut enfin préciser, et c’est crucial, que ce n’est pas que l’enfant veuille cacher quelque chose aux parents, mais qu’il ne sait pas comment exprimer ce qu’il ressent ; il ignore ce « quelque chose » au fond de lui qui cherche à se dire, et c’est là que les connaissances théoriques et pratiques du thérapeute interviennent, en rendant possible la mise en mots.
Une fois des mots mis sur des maux, l’enfant peut se réapproprier une intériorité sécure, un espace intime, où prendra source sa parole en propre. Ce n’est qu’à partir d’une sécurité affective fermement intériorisée (et c’est une des visées fondamentales de toute thérapie), que peut émerger parole authentique. Cette parole se cherche, s’essaie à elle-même, sans conséquence, dans l’espace thérapeutique où elle est accueillie avec bienveillance. Elle se donne corps, s’assure, se réassure, confiante en elle-même, de plus en plus libérée. Elle se précise, subjective, personnelle, comme garante de la santé psychique du patient. Elle est le signe du développement sain et équilibré du sujet. Par suite, celui-ci pourra s’autoriser à l’adresser à ses parents ou à quiconque, sans risquer de les décevoir, les mettre en colère ou perdre leur amour, sans risquer non plus de se perdre lui-même ou de se trahir dans ce qu’il est vraiment. En ce sens, et cela vaut pour l’adulte comme pour l’enfant : parler soigne. Mais pour parler librement, il faut d’abord savoir qu’on peut se taire.
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